5

La Jeep deboula en trombe au detour de la colline. Elle cahota et fit des bonds en passant sur une serie de nids-de-poule gigantesques remplis de boue, puis elle rejoignit la route en terre menant a la ville de Qiang, au coeur d’une vallee humide proche de la frontiere separant le Tibet de la Chine. Une pluie fine et grise tombait du ciel a travers les nuages de fumee brune suspendus au-dessus de la cite. Des cheminees d’usine se decoupaient de l’autre cote d’une riviere aux eaux sales bordees d’immondices.

Le conducteur de la Jeep depassa un premier camion surcharge en klaxonnant furieusement et en doubla un autre dans un virage sans visibilite, a quelques metres d’un ravin, avant d’entamer sa descente sur la ville.

— Conduisez-moi a la gare ferroviaire, commanda Pendergast en mandarin au chauffeur.

— Wei wei, xian sheng !

La Jeep zigzagua a travers une jungle de pietons et de velos, evitant de justesse un homme qui poussait un attelage de boeufs. Le conducteur freina brutalement et le vehicule stoppa net a l’entree d’un rond-point embouteille. Couche sur son Klaxon, le chauffeur continua d’avancer, pare-chocs contre pare-chocs au milieu des gaz d’echappement, dans un tohu-bohu indescriptible. Les essuie-glaces avaient le plus grand mal a chasser la boue que la pluie fine parvenait tout juste a etaler sur le pare-brise.

De l’autre cote du rond-point, une large avenue conduisait a un grand batiment trapu en beton devant lequel le chauffeur stoppa enfin.

— On est arrive, dit-il.

Pendergast descendit de la Jeep et ouvrit son parapluie. Une forte odeur de soufre et de petrole traversait l’air. Il penetra dans la gare et se fraya difficilement un chemin parmi les hordes de voyageurs qui criaient et couraient dans tous les sens en trainant derriere eux des sacs enormes et des paniers a roulettes. Beaucoup transportaient des poules et des canards vivants, un homme tirait meme derriere lui un cochon hurlant, ligote a l’interieur d’un vieux chariot de supermarche.

La foule se faisait moins compacte a mesure que Pendergast avancait et il finit par denicher, a l’extremite du batiment, l’entree d’un couloir mal eclaire menant aux bureaux de la direction. Il passa a cote d’un garde a moitie assoupi et longea le couloir d’un pas decide en dechiffrant les noms sur les portes. Enfin, il s’arreta devant une porte particulierement delabree dont il tourna la poignee sans meme se donner la peine de frapper.

Un petit fonctionnaire replet etait assis derriere un bureau debordant de documents divers. Une theiere entouree de tasses sales et ebrechees etait posee dans un coin et une forte odeur de friture et de sauce Hoisin flottait dans la piece.

Le fonctionnaire se leva d’un bond, furieux de cette intrusion.

— Qui vous etre ? hurla-t-il en mauvais anglais.

Les bras croises, Pendergast restait impassible, un sourire dedaigneux aux levres.

— Quoi voulez ? Moi appeler garde.

Sans attendre, le petit homme s’empara de son telephone d’un geste rageur, mais Pendergast se pencha et coupa la communication d’un doigt ferme.

— Ba, dit-il d’une voix grave en mandarin. Ne faites pas ca.

Le visage de l’homme s’empourpra.

— J’aurais plusieurs questions a vous poser, ajouta Pendergast.

Ces quelques mots, et le mandarin officiel dans lequel ils avaient ete prononces, firent naitre des sentiments contradictoires sur le visage de son interlocuteur, la peur et l’etonnement le disputant a la fureur.

— Vous m’insultez, finit-il par s’ecrier en mandarin. Vous entrez dans mon bureau sans frapper, vous coupez mon telephone et vous avez le toupet de vouloir me poser des questions ? Pour qui vous prenez-vous ? On n’entre pas comme ca chez les gens.

— Cher monsieur, je vous demanderai de bien vouloir vous asseoir et de m’ecouter. Sinon, poursuivit Pendergast sur un ton tout autre, vous pourriez bien vous retrouver dans le premier train en partance pour le mont Kunlun.

Les traits de l’homme virerent au cramoisi, mais il ne repondit pas. Apres un instant d’hesitation, il prit place sur son siege, croisa les mains sur son bureau et attendit.

Pendergast en profita pour s’asseoir a son tour. Il sortit de sa poche le parchemin donne par Thubten et le tendit a son interlocuteur qui s’en empara a contrecoeur.

— Cet individu est passe par ici il y a deux mois. Il se nomme Jordan Ambrose. Il avait avec lui un coffret en bois tres ancien. Il vous a graisse la patte afin que vous lui fournissiez l’autorisation necessaire pour sortir ce coffret du pays. J’aurais besoin de consulter la copie de cette autorisation.

Apres un long silence, son interlocuteur posa le parchemin sur la table.

— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, declara-t-il sur un ton agressif. Personne ne m’a jamais graisse la patte. En plus, des milliers de gens transitent par cette gare tous les jours et je ne vois pas comment je pourrais me souvenir de ce monsieur.

Pendergast tira de sa poche une petite boite de bambou qu’il ouvrit. Il la renversa d’un geste souple et la liasse de billets de cent yuans qu’elle contenait se retrouva sagement empilee sur le bureau. L’homme le regarda faire en avalant sa salive.

— Je suis certain que vous vous souvenez de lui, reprit Pendergast. Ce coffret mesurait plus d’un metre de long et il etait tres ancien. Jamais M. Ambrose n’aurait pu le sortir du territoire chinois sans une autorisation en bonne et due forme. Maintenant, cher monsieur, je vous laisse le choix : ou bien vous acceptez pour une fois de faire une entorse a des principes ethiques qui vous honorent en acceptant cet argent, ou bien vous y restez fidele et vous vous retrouvez comme simple planton au mont Kunlun. J’ai beau etre etranger, j’ai le bras long dans votre pays, ainsi que vous l’auront indique mon accent et ma maitrise du chinois.

Le fonctionnaire sortit un mouchoir et essuya ses mains moites, puis il prit la pile de billets et la fit disparaitre au fond d’un tiroir. Il se leva, Pendergast l’imita, et les deux hommes se serrerent la main comme s’ils venaient tout juste d’etre presentes l’un a l’autre.

— Accepteriez-vous une tasse de the ? proposa le petit fonctionnaire en reprenant place dans son fauteuil.

Pendergast posa brievement les yeux sur les tasses crasseuses.

— Ce serait un honneur pour moi, cher monsieur, repondit-il avec un large sourire.

L’homme cria un ordre en direction d’une piece voisine, un sous-fifre fit son entree et s’empressa de debarrasser le service a the. Cinq minutes plus tard, il etait de retour avec une theiere fumante et son chef se hata de remplir deux tasses.

— Je me souviens de l’individu dont vous m’avez parle, dit-il. Il n’avait meme pas de visa de sejour et transportait avec lui ce long coffret. Il avait donc besoin a la fois du visa d’entree qui ne manquerait pas de lui etre reclame a sa sortie du territoire, et d’un permis d’exportation que j’ai pu lui fournir. Pour une somme… tres consequente.

Pendergast trempa les levres dans sa tasse et fut surpris de decouvrir un excellent the vert Lung Ching.

— Il ne parlait pas le chinois, bien evidemment. Il m’a servi une fable incroyable en pretendant etre entre au Tibet depuis le Nepal.

— Et le coffret, que vous a-t-il dit a son sujet ?

— Il s’est contente de m’affirmer qu’il s’agissait d’une antiquite achetee au Tibet. Ces sales Tibetains vendraient leurs propres enfants pour une poignee de yuans et ce ne sont pas les antiquites qui manquent dans la Region autonome du Tibet.

— Lui avez-vous demande ce que contenait ce coffret ?

— Il m’a parle d’un poignard riaiel phur-bu.

Tout en parlant, il fouilla dans ses papiers et exhuma le fameux permis. Il le poussa vers Pendergast qui l’examina brievement.

— Le coffret etait ferme a cle et il a refuse de l’ouvrir, continua le petit fonctionnaire. A defaut de pouvoir en inspecter le contenu, j’ai ete oblige de lui reclamer une petite rallonge, precisa-t-il avec un sourire malin en devoilant une rangee de dents brunies par le the.

— Que pouvait bien contenir ce coffret, a votre avis ?

— Aucune idee. De l’heroine peut-etre, ou bien alors de l’argent, peut-etre des pierres precieuses.

Il ecarta les mains en signe d’impuissance.

— A en croire ce document, repliqua Pendergast en pointant du doigt la copie du permis, il a pris un train a destination de Chengdu ou l’attendait un vol Air China pour Pekin. De la, il etait cense s’envoler pour Rome. C’est ce qui s’est produit ?

— Oui. Je lui ai demande de me montrer son billet. S’il etait passe par un autre chemin, il aurait couru le risque de se faire arreter. Le permis etait uniquement valable sur ce trajet. Maintenant, une fois a Rome…

Le petit homme ecarta a nouveau les mains.

Pendergast recopia soigneusement les indications portees sur le permis.

— Comment s’est-il comporte avec vous ? Il vous a paru nerveux ?

Le fonctionnaire prit le temps de reflechir avant de repondre.

— Non, C’etait d’ailleurs assez bizarre, on aurait dit qu’il etait… sur un nuage. Il etait euphorique, presque radieux.

Pendergast se leva.

— Je vous remercie infiniment pour le the, xian sheng.

— C’est moi qui vous remercie, cher monsieur, repliqua l’autre.

Une heure plus tard, Pendergast prenait place a bord d’un wagon de premiere classe du Trans-China Express a destination de Chengdu.

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